Contes de Faits... Bienvenue chez les gnomes peintres !

    La soirée était déjà bien avancée et l'esprit du Nouveau commençait à peiner à suivre Colloque dans ces digressions sans fin. La bière n'y était peut être pas pour rien mais, même à jeûn, il lui semblait fort peu probable qu'une quelconque créature au monde soit capable d'absorber en une seule soirée la totalité des concepts plus ou moins fumeux qui avaient été abordés : le caractère sexuel du "Petit Chaperon Rouge", les différents avatars des "Milles et Une Nuits", les liens entre Esope et LaFontaine, les travaux d'un gnome du nom de Bettelheim dont il n'avait pu saisir toutes les implications, et le fait que Lewis Carroll était sans doute ce qui se rapprochait le plus d'un gnome parmi les humains, ce qui devait signifier qu'il n'était pas spécialement étiré verticalement comme le sont la plupart...
    "J'ai une question pour toi le Nouveau... Tu connais le principe d'incertitude de Colloque ?
    - Le principe d'incertitude ... de Colloque... ", répéta consciencieusement Rembrandt, plus pour étouffer un rire nerveux que pour peser le sens profond de ces mots.
    "Tu connais un peu les humains, même si tu n'as pas encore eu trop l'occasion de les fréquenter, grand bien t'en fasses. Ils sont convaincus de découvrir tous les jours des choses que personne avant eux n'avait compris. Généralement il ne s'agit que du fantasme d'une souris s'imaginant trouver une montagne de victuailles dans la miette de pain tombée du sandwich d'un géant..."
Le Nouveau s'imagina tour à tour à la place de la souris et du géant, pesant l'importance respective de la découverte. L'image lui plaisait bien.
    "Eh bien tu vois, les humains s'intéressent à des miettes et établissent des grandes théories qui leur interdisent de connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d'une miette. Une propriété passive et une propriété active, voila comment on peut l'exprimer. Et bien il ne s'agit que d'un cas particulier du principe de Colloque : la Réalité et la Vérité sont des principes mutuellement exclusifs !" Colloque avait l'air de rayonner en énonçant cette règle, si tant est qu'un gnome dépressif puisse paraître rayonner. Cette vision mit le Nouveau légèrement mal à l'aise, mais il se ressaisit en réfléchissant à ces mots. Il envoya un regard interrogateur à Hirsute qui répondit par un signe incompréhensible de la tête, à moins que ce mouvemet n'ait été du aux effets de l'alcool sur le métabolisme survolté en temps normal du gnome.
    Colloque poursuivit.
    "La Réalité est constitué de faits, pas les petits êtres magiques mais les évènements, objectifs et indiscutables. Tu peux débattre sur les enchaînements de ces faits les uns avec les autres, mais ça ne te renseignera jamais que sur la façon dont ils s'emboîtent les uns dans les autres comme des dominos ... ou des poupées russes." Rembrandt s'imagina en train d'essayer d'emboîter deux dominos l'un dans l'autre puis abandonna cette image au profit des poupées russes, qui s'emboîtaient mieux mais qui semblaient ne pas aider vraiment à la compréhension. "Le Sens de ces enchaînements demeure caché quand on considère la Réalité. Il ne s'y trouve aucune Vérité. Par contre, prend un conte, une histoire. N'importe quelle histoire qui ne sort pas des journaux télévisés des humains regorge de Vérités Fondamentales, sur la Nature profonde, le Bien & le Mal, la Transfiguration, et tout le reste. Mais ces Vérités ne peuvent exister que si on les sépare méthodiquement de la Réalité, à laquelle elles ne survivent jamais." Le Nouveau voyait les Vérités fondre devant la Réalité, et un filet de bave impressionnant tentait de relier le sol au coin de la bouche d'Hirsute qui semblait méditer profondément ces paroles, la joue posée sur le bord de la petite table en bois.
    "Et quel est notre rôle dans tout ça ?
    - ... peindre ?
    - Ouais... c'est ça... on peint...", Colloque semblait abattu par la simplicité de la réponse.
    - ... On peint les Vérités pour qu'elle résiste mieux à la Réalité, le temps pour les jeunes humains de s'en imprégner assez pour qu'elles les guident ? " Rembrandt avait hésité avant de complèter son idée.
    - Petit, tu as bien mérité que je t'offre tes consommations de ce soir.
    - Ah ? ben c'est que justement, je pensais que c'était ce qui était prévu...
    - Tu me prends pour qui ? On est que des peintres, petit gars ! Ouais juste des peintres... Sur ce je vais me pieuter... et tu devrais faire pareil.
    - Et Hirsute ?
    - Ben lui ça va, il suit les consignes, il dort déjà. Fais juste attention à pas lui marcher dessus en partant."
    Après le départ des deux gnomes, la salle de la Taverne était vide, si l'on exceptait le vacarme des ronflements provenant des gnomes sans connaissance qui jonchaient le sol... Le filet de bave qui avait trouvé refuge sur la veste d'Hirsute commençait à cristaliser et prendre une teinte argentée que lui envieraient ses compagnons de Taverne au réveil...

Hirsute trépignait d'impatience dans le froid. Les rues étaient désertes et le soleil venait de disparaître. Colloque attendait calmement, son attention concentrée sur le cylindre de papier qu'il essayait de former entre ses doigts.
"Je croyais que tu avais arrêté de fumer ...", Hirsute émettait une fine buée en parlant.
"J'ai arrêté... ça c'est de l'origami... c'est ce que m'a conseillé mon thérapeute... tu as du feu ?"
"Euh oui," tendant un briquet de silex à son camarade. "Mais j'ignorais que certains origamis étaient destinés à être brûlés..."
"C'est une technique développée par des moines tibétains, une forme d'adaptation darwinienne... comme ça les soldats chinois font avancer malgré eux la destinée des pliages tibétains... enfin c'est ce qu'on m'a dit."
"C'est beau d'avoir la foi quand même. Le monde est pas si mal fait que ça, en fin de compte."
"Ben si un peu... sinon on serait pas là. En tous cas, il est sur la mauvaise pente... Ah je vois quelqu'un arriver..."
"Le nouveau ?"
"Ouaip, on dirait bien."
"Qu'est-ce qu'on lui dit sur ce qui est arrivé à Glouton ? Il est quand même sensé le remplacer..."
"Rien... on lui dit rien... ça risquerait de le faire changer d'avis." Le cylindre de papier fumait mollement entre les lèvres de Colloque qui semblait chercher par l'esprit la façon la plus convaincante pour accueillir avec le sourire le remplaçant d'un gnome qui avait fini noyé dans la fosse à déjections d'un troll. Il en était pourtant fier de cette fosse, il l'avait peinte avec un soin tout particulier, empreinte d'un réalisme saisissant. "Pour être saisissante, il a bien été saisi le p'tit gars... un peu trop acide peut-être".
"Heu salut... il paraît que c'est avec vous que je dois terminer mon apprentissage ?" Le nouveau avait l'air aussi à l'aise qu'un élève qui avait passé sa scolarité comme souffre-douleur de ses camarades et qui découvrait avec crainte que le supplice risquait de ne pas être encore terminé.
"Ouais, salut à toi et bienvenue dans la confrérie des gnomes peintres. C'est ta première sortie chez les humains à ce qu'on m'a dit ? Tu vas voir, si tu évites les animaux et les jeunes enfants c'est du gâteau. Je m'appelle Colloque et l'agité, là, c'est Hirsute. Oublies tout ce qu'on t'a appris sur le métier, c'est maintenant que tu vas vraiment plonger dans le coeur de l'action. Au fait, c'est quoi ton nom ?"
"Oui c'est quoi ton blaze mec ?" Colloque jeta un regard désolé à Hirsute qui sautillait de plus belle depuis l'arrivée du nouveau.
"Euh, ben je m'appelle Rembrandt... ma mère était fan des peintres humains..."
"Donc tu t'appeleras Nouveau, jusqu'à ce qu'on trouve mieux. On y va ? Hirsute, tu as l'échelle et la clef ?"
"Yep patron, on peut y aller. On a quoi au menu ce soir ?"
"Oh un truc tout simple, 'Le pêcheur et le Génie', ça vient des milles et une nuit. On pourra travailler le style du jeunot sur les détails..."
Les trois gnomes se mirent en marche vers la maison qui se trouvait derrière eux...